Le Monde : Le secteur de l'optique amorce sa mue écologique
Reconditionnement des lunettes, montures en bois ou en coquillage, recyclage des verres usés... Alors que près de huit Français sur dix portent des lunettes de vue, renouvelées tous les deux ans et demi en moyenne, les opticiens multiplient les initiatives depuis quelques années.
L'opticien Zac vend des lunettes reconditionnées. Ici, en juillet 2019, des montures sont soigneusement démontées puis nettoyées dans un atelier adapté de Tourcoing (Nord). PIERRE MOREL
L'étroit immeuble du XVIII e siècle, sis dans une rue pavée du Vieux Lille, n'annonce en rien le caractère novateur du magasin d'optique niché à son pied, « Lunettes de Zac », ouvert en mai 2022. La vitrine fournit un premier indice : une urne de carton y trône sur laquelle s'inscrit : « Je vote en déposant mes lunettes. » Puis, dans la boutique meublée de récupération, sur de longues planches en bois brut, sont présentées des montures qui ont pour passé commun d'avoir déjà été portées. L'opticien Zac vend des lunettes reconditionnées.
Des bésicles de second nez qu'Ophélie Vanbremeersch, 23 ans, a eu l'idée de commercialiser durant ses études d'économie. Rejetonne d'une famille « à forte sensibilité environnementale et encore plus forte myopie » , la start-upeuse a eu la révélation d'une possible économie circulaire de la lunette en découvrant les montures entassées dans les tiroirs parentaux. Si elles n'étaient pas collectées, était-ce qu'elles n'étaient plus bonnes à rien ?
Entre deux cours, Ophélie Vanbremeersch se débrouille pour en récupérer 10 000 chez les opticiens, constate qu'un bon tiers peut être remis à neuf. Et ouvre boutique, après campagne de financement participatif et prêt bancaire.
Organisée à grande échelle, désormais, la collecte (dans diverses entreprises, banques, boutiques d'optique) a « déjà sauvé 65000 montures, compte-t-elle, pour au moins deux nouvelles années de seconde vie ». Les deux tiers ont été donnés à des associations caritatives ou à des écoles d'optique, le reste soigneusement démonté, nettoyé aux ultrasons, poli parfois, dans un atelier adapté de Tourcoing (Nord) où oeuvrent des personnes handicapées (AlterEos). Puis revendu chez Zac de 29 à 99 euros, équipé de verres (évidemment neufs) du verrier français Novacel.
Montures délaissées
Les clients ne manquent pas pour ces occasions de limiter le gaspillage. Ophélie Vanbremeersch croit percevoir « la prise de conscience » , mais aussi l'effet prix de montures positionnées « entre [celles] faites en Chine, qui représentent une grosse partie de ce qui se vend chez les opticiens, et les lunettes plus chères fabriquées en France ».
Dans la foulée de l'électronique, voilà que le reconditionnement vise l'optique. A Paris, le magasin Dingue de lunettes recyclait déjà des montures vintage depuis une dizaine d'années ; il vient de s'implanter à Lyon.
Bien des opticiens, ces temps-ci, contactent Ophélie Vanbremeersch : fournirait-elle de quoi alimenter un rayon de seconde main dans leur boutique ? Déjà équipés d'urnes collectant les montures usagées, les 1 430 magasins Optic 2000 et Lissac l'envisagent pour 2023, à croire Benoît Jaubert, directeur général du groupement coopératif.Sur Internet, le Vinted ou Backmarket des binocles a émergé il y a deux ans. L'opticien en ligne Seecly revend les montures délaissées après vérification, nettoyage par une équipe basée à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), et montage des verres selon ordonnance à l'exception des progressifs. Pour lever le frein de la bonne adaptation à l'acheteur, un réseau d'opticiens partenaires se dessine.
Avec ces montures Ray-Ban, Dior ou Chanel de 40 euros à 60 euros, la fondatrice du site, Pauline Marmoyet, une opticienne trentenaire adepte de la seconde main vestimentaire, entend conjuguer « l'économique et l'écologique » : « Nous avons une clientèle de milléniaux avec un pouvoir d'achat limité mais une sensibilité à mieux consommer. Nous offrons une alternative responsable en remettant des montures produites dans le circuit. »
L'évidence de la « circularité » a tardé à s'imposer sur ce marché de 6,7 milliards d'euros en 2021 (d'après l'institut GfK). Près de huit Français sur dix portent des lunettes de vue (78 % selon un sondage Harris-Interactive-Santéclair de 2020), renouvelées, quel que soit leur état, tous les deux ans et demi en moyenne puisque la vision évolue, comme la mode, et puisque les mutuelles les remboursent, tout ou partie, au même rythme bisannuel.
« Les opticiens sont frileux à l'idée de réutiliser les anciennes montures, de peur qu'elles ne cassent lors du montage des verres, complète Carole Riehl, opticienne et fondatrice du blog « Les lunettes écologiques » . Depuis des décennies, nous sommes dans une logique de surconsommation, dans un gaspillage qui n'est pas perçu comme tel parce que les lunettes sont un objet médical. » Plus de 100 millions de paires s'empoussièrent au domicile des Français. Déposées chez les opticiens, elles submergent les associations (Lunettes sans frontière, Médico Lions Clubs...) qui tentent de les redistribuer.
Les rayonnages de Zac, à Lille, concèdent une place aux lunettes neuves. Leur particularité ? Etre écoconçues et made in France . Bref, à faible empreinte carbone. C'est l'autre tendance « verte » du secteur de l'optique-lunetterie : l'apparition de petits nouveaux, côté créateurs lunetiers français, qui fabriquent en circuit court et usent de matières premières locales et écologiquement vertueuses, car naturelles ou recyclées. Jusqu'aux plus improbables : bois, liège, chanvre, bambou, fibre de lin, huile de ricin, pépin de raisins, carton, filets de pêche, vieilles planches de skate-board... Et même coquillages et crustacés, pour Friendly Frenchy, dans le Morbihan.
« Vingt ans de retard »
Depuis 2018, cette entreprise de l'économie sociale et solidaire transforme les déchets coquilliers des côtes françaises en montures aux noms d'embruns : « Pêche à pied » (issue de palourdes de Locmariaquer), « La homard » ou « La coque » (en palourdes, huîtres et Saint-Jacques), vendues 180 euros. Moins océaniques, mais toujours écoresponsables, leurs « Recyclées » sont conçues en acétate de cellulose récupéré dans les chutes de production d'autres lunetiers français. Les affaires vont bon train, témoigne la cofondatrice, Sandrine Guyot : « Une nouvelle génération d'opticiens nous contacte. Ils sentent la demande de clients qui changent de consommation au quotidien. »
A la fin du XX e siècle, les ateliers lunetiers du Jura et de l'Ain ont été décimés par la concurrence asiatique. Grâce à la transition écologique, ce savoir-faire renaît, gagne même d'autres territoires, sous l'impulsion de marques comme In'Bô (lunettes en bois des Vosges), Bref (montures en métal recyclé et acétate de cellulose récupéré ou biosourcé), Mou, Shelter, 7Plis, Les petits yeux verts, Eio (qui utilise des déchets plastiques collectés en rivière), Le coq et l'abeille, etc. Le lyonnais Jam'vision, lui, imprime sur demande des lunettes en 3D, donc avec la matière première strictement nécessaire.
Les industriels du verre de lunettes font savoir qu'ils réduisent leur consommation d'eau, d'énergie, ainsi que leurs rebuts de matières premières
La vertu écologique a un prix, donnée fondamentale dans la bataille que se livrent quelque 12 000 opticiens. Ces montures « vertes » « grimpent souvent à 200-250 euros, et même jusqu'à 400 euros » , constate Carole Riehl. Il faut donc, selon elle, « retravailler les mentalités et le discours des opticiens, pour mettre en avant la durabilité et le service après-vente qui va avec ».
Opticienne devenue spécialiste de l'optique durable, cette quadragénaire, énergique mère de « famille zéro déchets », a vu les choses évoluer depuis la création de son magazine en ligne, il y a huit ans. « A l'époque on me prenait pour une farfelue ! Ce secteur a vingt ans de retard sur celui de la mode qui parle davantage de recyclage que de matières biosourcées, puisqu'il faut éviter de recréer de la matière. Mais, depuis 2019 environ, la politique de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) a changé la donne dans les grands groupes, dans les grandes enseignes... »
Les industriels du verre de lunettes (le leader mondial EssilorLuxottica, comme le français Novacel) font savoir qu'ils réduisent leur consommation d'eau, d'énergie, ainsi que leurs rebuts de matières premières, lors de la production. Luxottica travaille l'écodesign de ses montures, pour mieux les désassembler en fin de vie. Et, dorénavant, le bio-acétate de cellulose, en partenariat avec l'italien Mazzucchelli. Contrairement à l'acétate de cellulose classique, ce polymère issu de fibres de coton ou de bois liées par un solvant, le bio-acétate écarte tout dérivé du pétrole les plastifiants proviennent de céréales, de betteraves ou de cannes à sucre. Les lunettes en deviennent recyclables. Compostables, même. Avec force publicités, les grosses franchises d'optique, ou groupements coopératifs, clament leurs nouvelles ambitions écologiques. Optic2000, par exemple, recycle les verres de présentation, comme les vieilles montures déposées, commercialise les montures italiennes See2sea en plastique issu de filets de pêche, et produit la gamme Gabin et Léonie, en bio-acétate français. « Selon nos études, 70 % des clients sont prêts à aller vers ces matériaux. Ils sont un peu moins nombreux à accepter de payer 10 % à 20 % de plus. A nous de faire coïncider les pourcentages » , parie le directeur, Benoît Jaubert.
Verres biodégradables
Le groupe Afflelou a lancé sa collection H2O (à 79 euros) de montures solaires en bouteilles plastiques extraites des océans, avec verres biodégradables et étui en matière recyclée. L'enseigne mutualiste Ecouter Voir écoule en exclusivité des lunettes nantaises OxO composées de Greenfib, un nouveau polymère produit en France à base de roseaux, talc, coquilles d'huître et huile de ricin. Krys group a collecté 600 000 montures en 2021 afin de les expédier chez TerraCycle, entreprise spécialisée dans les déchets difficiles à recycler.
Avec la lucidité de la pionnière, Carole Riehl relativise la mue écologique en cours. Elle s'agace, même, du « discours marketing de '' greenwashing. » Avec, dit-elle , « toutes ces lunettes en bois qui vient d'Amazonie, toutes ces pubs qui parlent de '' montures bio lorsqu'elles sont fabriquées en acétate de cellulose. Dans l'esprit des gens, cela renvoie à l'agriculture bio alors que cela n'a rien à voir ! C'est un polymère issu de fibres de coton ou de bois qui n'est pas si vertueux puisque la culture du coton nécessite beaucoup d'eau et de pesticides, et qu'un solvant pétrochimique est utilisé ».
Seulement dix fabricants français, et vingt-deux opticiens, ont pour l'instant adhéré au label écoresponsable qu'elle a mis en place en 2020, Optic for good. Quant à son programme non lucratif de recyclage des déchets de l'optique-lunetterie (RecyclOptics), lancé fin 2021, il pâtit de l'absence d'obligation imposée aux industriels, qui échappent encore à toute écocontribution. Les verres correcteurs, qui n'ont de verre que le nom ils sont en plastique , ne se recyclent pas, de toute façon. Leurs fabricants préfèrent en taire la composition exacte.